A quelques mois d'intervalle, Carrère a été témoin de deux événements proprement tragiques : la mort d'une enfant sous les yeux de ses parents, et celle de sa belle-soeur, atteinte d'un cancer foudroyant. Deux Juliette, la grande et la petite, réunies dans la mort, mais aussi dans le souvenir de leurs familles respectives. Décembre 2004 : l'auteur se trouve au Sri Lanka avec sa famille recomposée ; tous les cinq ont prévu de participer à un stage de plongée. Au dernier moment, par un hasard presque prémonitoire, ils changent d'avis. Le même jour, un gigantesque tsunami frappe l'Asie du Sud-Est, faisant des milliers de victimes, dont la petite Juliette. Face à la détresse de Delphine, sa mère, l'écrivain ne sait comment réagir, lui qui se sent coupable d'avoir survécu. Peu après leur retour en France, le narrateur est confronté, une nouvelle fois impuissant, à la mort de sa belle-soeur, juge d'instance à Vienne dans des affaires de surendettement, qu'il connaissait relativement peu, mais dont la disparition le touche pourtant de plein fouet. A la demande des familles des disparues, parents et amis, E. Carrère entreprend de raconter leur histoire. Nous allons donc suivre le parcours des parents de la petite Juliette pour retrouver le corps de leur fille, et celui de la famille de la grande Juliette pour faire face à la maladie, qui grandit insensiblement, jusqu'à l'issue fatale. C'est ainsi qu'il va rencontrer Etienne, magistrat boiteux, ancien collègue de Juliette, et Patrice, le mari de celle-ci, chacun évoquant une part du caractère de la jeune femme. Cette oeuvre de commande, loin d'être froide et impersonnelle, va impliquer le narrateur, et par répercussion le lecteur, bien plus que ceux-ci ne le croient. Car en entreprenant de nous livrer leur histoire, Carrère nous parle finalement des hommes et de leur destinée...

 

Bouleversant, c'est le premier mot qui vient à l'esprit lorsqu'on referme ce livre qui n'est ni un roman, ni une biographie, ni un témoignage, ni un récit hagiographique. Bouleversant, car chaque mot y sonne juste : après tant d'écrivains qui ont décrit le deuil avec une profusion de détails, Carrère prend le parti de la pudeur et de la retenue, renonçant à mettre des mots sur une émotion parfois trop violente pour être racontée. D'autres vies que la mienne, c'est le règne de l'indicible qui doit pourtant être dit, c'est un livre tombeau qui n'a pas la froideur d'un mausolée de marbre, c'est tout simplement une histoire d'amour, de vie, de mort, et surtout, de dignité. Certes, au départ, la mise en scène permanente de l'auteur lui-même, jusque dans sa vie la plus intime avec sa compagne, peut déranger, îlots d'impudeur et d'exhibitionnisme au milieu d'une oeuvre si fine et délicate. Construit en deux carrere.jpgparties inégales, ce livre nous propose de suivre d'abord le récit sri-lankais, peut-être trop peu étoffé par rapport au second témoignage, celui concernant la grande Juliette, elle qui, contrairement à son homonyme, a le temps de se voir mourir, et prévoit le douloureux travail de deuil à venir de sa famille : elle laisse derrière elle un mari fou amoureux, et trois filles adorables, trop jeunes encore pour comprendre l'horreur de la maladie. L'une des scènes les plus émouvantes du roman est celle où Juliette demande à l'un de ses amis de la photographier régulièrement, pour laisser à ses filles un dernier témoignage de leur mère, «mais ce qui était terrible, se souvient l'ami en question, c'est que le simple geste de sortir l'appareil photo et de le braquer sur elle s'est mis à signifier : tu vas mourir.» (p. 271). Le témoignage d'Etienne, ce juge d'instance boiteux, qui se déplaçait, tout comme sa collègue et amie Juliette, sur des béquilles, est également très touchant : ces deux-là se sont lancés à corps perdu dans une justice "sociale", celle qui prend souvent le parti de la victime surendettée face aux grands organismes de crédit à la consommation. Le développement sur les affaires de surendettement, peut-être un peu marqué par un manichéisme gauchiste agaçant, est cependant passionnant, et constitue un répit bienvenu dans un récit si poignant. Et pourtant, malgré la gravité du sujet, Carrère ne tombe jamais dans le pathos ni le mélo, quitte peut-être à adopter une écriture parfois un peu neutre, mais qui vaut bien mieux que les débordements larmoyants qu'on aurait pu s'attendre à rencontrer dans une oeuvre de ce genre. L'auteur nous livre ici une formidable leçon de vie et d'amour, et même les lecteurs pourvus d'un coeur de pierre ne pourront rester insensibles face à cette oeuvre subtile, sensible, et en un mot, remarquable. Chapeau, Monsieur Carrère.  4 étoiles

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