La solitude des nombres premiers, de Paolo Giordano
25 nov. 2010Mattia et Alice sont deux enfants, deux adolescents, deux adultes comme les autres, à ceci près qu'ils cachent une profonde blessure : Mattia, encore enfant, a abandonné dans un parc sa soeur jumelle, Michela, attardée mentale, et la petite fille n'a jamais été retrouvée. Depuis, Mattia tente de faire face à la culpabilité qui le ronge en se mutilant mains et bras, s'infligeant en permanence coupures, entailles et brûlures, comme s'il tentait de devenir extérieurement l'écorché vif qu'il est à l'intérieur... Alice n'a pas tant à expier, mais sous ses airs de jeune fille discrète et petite bourgeoise, elle cache la cicatrice d'un grave accident de ski, qui lui a presque entièrement fait perdre l'usage d'une de ses jambes. Cette boiterie, qu'elle refuse d'accepter, l'a amenée à tenter de marquer son corps, de le contrôler, notamment en refusant d'absorber pratiquement toute nourriture, basculant peu à peu dans un comportement dangereux que ses parents ne semblent même pas remarquer. Mattia et Alice grandissent séparément, puis se rencontrent au lycée, où chacun d'eux, marginalisé, rejeté, moqué, découvre la présence rassurante de l'autre. Ils se lient d'amitié et tentent jour après jour de se construire un vie, malgré le mal qui les ronge : lui, se réfugiant dans les maths, auprès des nombres qui l'apaisent et le réconforte, elle, mettant de la distance entre son corps et le monde par l'intermédiaire d'un appareil photo. Mattia et Alice vont se rapprocher, se séparer, s'oublier, avant de se frôler de nouveau, sans comprendre ce que bien des gens avaient perçu beaucoup plus tôt : à l'instar des nombres premiers jumeaux, ils sont inexorablement liés à jamais, unis par une destinée unique...
Un roman qui s'attaquerait aux diverses formes de mal-être chez les adolescents et jeunes adultes sans voyeurisme ni clichés ? On n'ose y croire en ouvrant celui-ci, et pourtant, il semble que pour une fois, ce soit bien le cas : Paolo Giordano n'est pas Amélie Nothomb, et lorsqu'il s'attaque à des sujets aussi graves que le handicap, qu'il soit physique, mental ou psychologique, à l'automutilation et à l'anorexie, il le fait avec pudeur et finesse, même si le lecteur ne peut s'empêcher, au fil du roman, de se trouver mal à l'aise devant une souffrance exprimée si brutalement, et de chercher en vain à faire réagir les héros, pour les empêcher de courir à leur perte. Alors bien sûr, il y aura toujours des gens pour critiquer ces héros si fragiles et si imparfaits, pour les trouver morbides, narcissiques et égoïstes. Ceux-là ne savent peut-être pas ce qu'est le mal-être adolescent, cette souffrance qui s'empare inlassablement d'un être et l'empêche de vivre, l'étouffant sous son poids mortifère. Que ces lecteurs-là passent leur chemin, ils ne sont pas à même de saisir le propos du livre. La destinée de nos deux héros est éminemment tragique, comme on le constate avec les deux scènes d'ouverture du roman, qui relatent le "traumatisme originel" : l'abandon de Michela d'une part, l'accident de ski de l'autre. Et pourtant, malgré cette terrible fatalité qui semble peser sur eux, le lecteur se prend à vouloir les aider, à vouloir les voir se soutenir et se renforcer mutuellement, mais il les regarde peu à peu sombrer, se rattachant comme à une dernière branche à leur passion respective, maths d'un côté, photo de l'autre, comme deux mondes hermétiques et irréconciliables, illustrant cette incompatibilité fondamentale de caractères que l'on décèle progressivement entre les deux héros. L'écriture est extrêmement sensible, juste, fine, traduisant à merveille cette souffrance à fleur de peau que l'on perçoit chez les personnages. Chaque chapitre condense une scène, une situation particulière, exposée simplement, sans fioritures, comme pour mieux laisser l'émotion s'exprimer, page après page. Ce roman n'est certes pas un livre dont on sort revigoré, vivifié, conforté dans un optimisme débordant, mais c'est une lecture qui demeure bouleversante à bien des égards, marquant pour longtemps l'esprit du lecteur encore sous le choc des mots abrupts du dénouement. 3,5 étoiles