"Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit. Les jours, les nuits. Je fais un effort et j'essaye de compter les jours, de compter les nuits. Ça m'aidera peut-être à y voir clair. Quatre jours, cinq nuits. Mais j'ai du mal à compter ou alors il y a des jours qui se sont changés en nuits. J'ai des nuits en trop ; des nuits à revendre. Un matin, c'est sûr, c'est un matin que ce voyage a commencé. Toute cette journée-là. Une nuit ensuite. Je dresse mon pouce dans la pénombre du wagon. Nous étions encore en France quand le train a à peine bougé. Nous entendions des voix, parfois, de cheminots, au-delà du bruit de bottes des sentinelles. Oublie cette journée, ce fut le désespoir. Une autre nuit. Je dresse un deuxième doigt dans la pénombre. Un troisième jour. Une autre nuit. Trois doigts de ma main gauche. Et ce jour où nous sommes. Quatre jours, donc, et trois nuits. Nous avançons vers la quatrième nuit, le cinquième jour. Vers la cinquième nuit, le sixième jour. Mais c'est nous qui avançons ? Nous sommes immobiles, entassés les uns sur les autres, c'est la nuit qui s'avance, la quatrième nuit, vers nos futurs cadavres immobiles." Ainsi commence ce récit de voyage pas tout à fait comme les autres. Car ce qu'entreprend de nous raconter Semprun, dans ces pages, c'est un voyage à sens unique, un voyage dont nul n'est censé revenir vivant. Un voyage vers Buchenwald, destination dont les voyageurs ne savent pourtant rien, eux qui sont entassés à cent vingt dans un wagon de marchandises plongé dans le noir, depuis des jours et des nuits. Mais si le corps de ces déportés, de ces résistants, est prisonnier, enfermé et étroitement surveillé, leur esprit reste libre, libre de voyager dans le temps, de mêler habilement passé, présent, futur, d'évoquer morts et vivants, et surtout, de raconter et de témoigner...

 

Il y a des livres que l'on aborde avec un certain respect, et que l'on referme la gorge nouée, le coeur lourd, avec une étrange sensation de malaise. Les livres autobiographiques de Jorge Semprun en font partie, notamment celui-ci, le tout premier qu'il ait écrit sur son "expérience concentrationnaire", comme on disent les bien-pensants. Ici, la chronologie est volontairement bouleversée, comme pour mieux suivre l'évolution de la pensée et des souvenirs, évoquant tour à tour la voyage-copie-1.jpgRésistance, l'arrestation, le voyage, bien-sûr, mais aussi "l'après", la libération, le retour en France... Du camp lui-même, Semprun ne dit que le minimum, mais ces détails sont aussi rares que terribles, lorsqu'il raconte pudiquement comment les prisonniers, à l'appel du matin, se rangeaient autour de leurs camarades morts pendant la nuit, faisant tenir debout leurs cadavres, afin d'obtenir quelques rations supplémentaires de pain, celles-ci étant calculées chaque jour en fonction du nombre de détenus... Mais l'on sent que dans ces lignes, Semprun n'arrive pas encore à parler du camp lui-même, il est peut-être encore trop tôt pour cela, même vingt ans plus tard ; on dirait que l'auteur cherche avant tout à réellement s'attarder sur le voyage, sur cet aller simple vers l'Enfer, qu'il a partagé avec un camarade attachant, qu'il appelle le gars de Semur, mort dans ses bras peu avant l'arrivée à Buchenwald, comme tant d'autres avant lui au cours du voyage. Toute l'horreur est déjà là : la mort rôde avant même l'arrivée au camp, arrivée marquée, dans l'esprit de l'auteur, par le massacre ignoble d'enfants juifs par les soldats SS. Mais l'écriture de Semprun est peut-être encore plus troublante par sa retenue et sa sobriété, que l'on retrouve chez d'autres "rescapés" comme Primo Levi ou Elie Wiesel. Semprun dit l'indicible, dit ce que tant d'autres n'ont pas voulu entendre ; pire encore, à sa sortie du camp, il se rend dans un village voisin, d'où il constate amèrement que les villageois ont nécessairement vu et compris ce qui se passait à quelques mètres à peine de leur petite vie tranquille, eux qui ont sans rien dire respiré pendant des années la fumée des fours crématoires. L'indignation paraît en filigrane dans ces passages où Semprun se voit confronté à l'indifférence, voire au refus de reconnaître l'évidence, de la part de tous ces gens qui savaient mais n'ont rien dit. Moins structuré, moins percutant peut-être, que L'écriture ou la vie, mais tout aussi nécessaire. Éternel apatride, éternel résistant, éternel homme de lettres, Semprun est parti, depuis, vers son grand voyage, mais ses écrits n'ont rien perdu de leur force, de leur profondeur et de leur sincérité.  3,5 étoiles

 

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