Alain de Monéys ne se doutait pas, en se rendant, par cette belle journée du 16 août 1870, à la foire d'Hautefaye, le village voisin, qu'il finirait hué, lynché, torturé, brûlé vif et même mangé par la foule, et surtout, pour un simple malentendu : en cette année 1870, alors que les troupes françaises sont au plus mal sur le front Est, les esprits s'échauffent facilement, surtout lorsqu'ils croient percevoir, l'alcool et l'ambiance survoltée aidant, quelques paroles de soutien à la Prusse...

     Et pourtant, Alain tente de se défendre : il n'est pas partisan des Prussiens, au contraire, il part même à la guerre dans quelques jours, alors qu'il aurait pu échanger son numéro avec n'importe quel villageois. Et puis, il a tant contribué aux aménagements du village, il a tant fait pour chacun des habitants...

     Mais rien n'y fait : dès lors qu'Alain de Monéys, pourtant bienfaiteur du village et apprécié de tous, est livré à la vindicte populaire, ni le curé, ni le maire, ni ses amis ne pourront plus rien pour lui, et ce n'est pourtant pas faute d'essayer, afin de le soustraire à ses bourreaux, avec lesquels il discutait tranquillement quelques minutes auparavant. La foule entière réclame sa mort, sans bien savoir qui elle frappe, qui elle condamne, ni pourquoi, mais chacun, du plus jeune au plus vieux, veut pouvoir ajouter sa part d'outrage envers celui que tous appellent désormais "le Prussien". La guerre est au loin, mais le véritable carnage prend place dans ce petit village de campagne.

     Dans ce court roman, Teulé a choisi de nous faire partager les quelques heures qui ont suffi pour faire basculer une paisible foire de village en une vraie boucherie, où l'horreur s'amplifie à chaque phrase, écrivant par là l'une des plus sombres pages de l'histoire des campagnes au XIXe siècle.

 

     Une fois n'est pas coutume, Teulé décide d'écrire un roman historique pour nous livrer tout autre chose qu'un roman historique : une fine analyse, qui apparaît en filigrane, derrière la fiction, des comportements de la foule, d'une déviance que l'on pourrait appeler "effet de groupe". Car tel est bien son sujet : à travers le martyre de ce pauvre noble de province, livré aux coups et aux estomacs de ses anciens amis et camarades, Teulé nous montre une foule qui bascule peu à peu dans une rage sanguinaire, perdant tout contrôle et même toute dignité.

     Alain de Monéys incarne à merveille la victime un peu ahurie, tentant maladroitement de se défendre, essayant de rappeler la foule à la raison, secondé par le curé, qui, croyant apaiser les tensions en offrant à la population quelques verres d'alcool, finit d'échauffer les esprits, et le maire du village campe à la perfection le petit bourgeois dépassé par les événements, qui préfère fermer les yeux (et sa porte) sur ce massacre qu'il ne peut plus empêcher, bien content de retourner à son repas dominical.

     La foule elle-même constitue un personnage à part entière, et si aucune analyse de son comportement, de sa "psychologie", comme on peut le lire ça et là, n'est donnée explicitement, c'est qu'elle est à lire entre les lignes : un commentaire trop explicite du narrateur alourdirait terriblement l'action, et lui ferait adopter une posture de moralisateur qui n'est absolument pas celle qu'il veut prendre.

     Le style est incisif, la plume acérée, et l'humour noir toujours présent tempère les scènes de carnage décrites par le menu, et surtout vues par les yeux et le corps de la victime elle-même, rappelant l'extraordinaire scène finale du Parfum, de Patrick Suskind : on frémit d'horreur devant tant de cruauté, et en même temps, le tout reste incroyablement ludique, avec des plans du village placés en début de chapitre et illustrant la course-poursuite de la victime et de ses bourreaux, dans une folle danse menée par un narrateur qui s'amuse visiblement de la situation, tant les actes barbares s'accumulent et s'amplifient jusqu'au bûcher final qui vient couronner l'ensemble du roman, et retomber dans un ultime tas de cendres en même temps que la foule prend conscience de son crime.

     Peut-être pas un chef-d’œuvre, certes, mais un bon roman, instructif et distrayant, sur les débordements que peut entraîner l'effet de foule, ce qui n'est pas sans évoquer certaines circonstances présentes, preuve que la bêtise humaine n'a pas de limites.    3 étoiles

Retour à l'accueil