Lorsque John Limpley et son épouse ont décidé de se retirer à la campagne, fuyant l'agitation londonienne pour un havre de paix et de sérénité, ils n'imaginaient pas que leur vie prendrait, quelques mois plus tard, un tour affreusement tragique. Dès leur installation, ils sympathisent avec leurs voisins, de charmants retraités qui les prennent vite en amitié, même si le caractère pour le moins exubérant et énergique de Limpley les fatigue rapidement. Néanmoins, par compassion pour Mrs Limpley, femme véritablement charmante et qui a le malheur de devoir supporter son exaspérant mari au quotidien, ils décident d'offrir un chien, nommé Ponto, au jeune couple, espérant détourner l'affection et le côté démonstratif de Mr Limpley sur l'animal. Mais bien mal leur en prend : au lieu de leur laisser un peu de répit, l'exubérance de Limpley atteint des sommets, et désormais les pauvres voisins sont contraints de s'extasier à chaque instant sur l'incroyable intelligence du chien, le brillant de son pelage, la vivacité de son regard... Limpley ne cesse de leur présenter l'animal comme unique au monde, tant et si bien que celui-ci commence à devenir tyrannique, prenant la place de maître de maison volontiers laissée vacante par un Limpley soumis au moindre désir de son compagnon à quatre pattes. Mrs Limpley, complètement dépassée par les événements, s'apprête à rendre les armes devant le pouvoir terrifiant acquis par le chien, mais un événement inattendu vient bouleverser le cours des choses : pour la première fois en neuf ans de mariage, et alors qu'elle avait perdu tout espoir, Mrs Limpley est enceinte... D'un seul coup, tout change au sein du foyer Limpley, le mari étant attentif au moindre désir, au moindre souci de santé de son épouse, oubliant par conséquent son ami Ponto, relégué en l'espace d'un instant du rang de pacha incontesté à celui de banal animal de compagnie dont plus personne ne se préoccupe. Entre le chien et le petit être à venir qui bouleverse déjà les habitudes de toute la maisonnée, la guerre est désormais déclarée, mais seule la narratrice semble en distinguer les prémices...

 

Attention, ne vous fiez pas à l'apparente épaisseur du livre : la nouvelle en elle-même ne fait que 80 pages, le reste de l'ouvrage étant consacré au texte allemand et à une courte biographie de l'auteur. Une fois ce préambule établi, passons au texte lui-même : voici un ouvrage quasi inédit de  l'excellent Stefan Zweig, une nouvellesoupcon.jpg délicieusement angoissante où chaque page évoque les meilleurs films d'Hitchcock, où se dessine à chaque instant le tragique dénouement que, bien évidemment, on sent venir à des kilomètres, mais avec une intense jubilation, grâce au point de vue délicieusement décalé de la narratrice. Les personnages, même sur un si petit nombre de pages, sont habilement croqués, installant une tonalité de huis clos dans ce quatuor légèrement malsain où vient s'immiscer un quadrupède un brin tyrannique, dont la psychologie est rendue de façon saisissante, comme s'il s'agissait d'un humain. L'animalité humanisée, c'est bien ce que nous donne à voir Stefan Zweig dans cette nouvelle qui ne manque pas de sel, où l'humour noir perce en contrepoint d'une vision désabusée sur les rapports pervertis entre hommes en animaux, mais aussi entre humains, avec une analyse tout en finesse et en justesse du caractère de l'horripilant Mr Limpley, prompt à s'extasier sur tout et n'importe quoi. Alors, malgré le prix exorbitant de cet opuscule, ne boudons pas notre plaisir, pour 80 pages de grand, très grand Stefan Zweig, cet auteur qui montre à quel point il a parfaitement saisi les méandres de la psychologie humaine, et sait construire des intrigues toutes meilleures les unes que les autres.   4 étoiles

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