C'est le plus grand critique gastronomique du monde, le Pape des délices culinaires, le Prince des agapes somptueuses. Il a fait et défait la réputation et le succès des plus grands chefs, de Paris à Rio, de Tokyo à New York, de Rome à Mexico. Gourmet accompli, mauvais mari, mauvais père et vieil homme acariâtre rongé par son égoïsme, il a réussi à s'aliéner tous ses proches, jusqu'au mendiant du coin qui le juge sévèrement. Mais voici que la nouvelle tombe, comme un couperet : il lui reste à peine quelques heures à vivre. Il le sait, mais il n'en a cure : au seuil de la mort, la seule chose qui compte, c'est de retrouver cette saveur qui lui trotte dans la tête et dans le coeur, une saveur oubliée, datant de son enfance, un mets qui aurait pour lui bien plus de valeur que tous les festins et les ripailles accomplis en quarante ans de critique culinaire. Peu à peu, des souvenirs de sa jeunesse lui reviennent : dans les méandres de sa mémoire, se dessinent les scènes d'une enfance de gourmet, entre plages et potagers, entre ville et campagne, sa découverte progressive de la vie par le biais des saveurs, parfums, odeurs, textures, gibiers, viandes, poissons, alcools, sucreries... Et pourtant ce n'est pas cela qu'il cherche. Il ne trouve pas cette saveur unique et enfouie dans sa mémoire gustative. Du moins, pas encore.

Personne, depuis P. Süskingourmandise.jpgd, n'avait réussi à mettre des mots sur une expérience sensorielle par définition indescriptible avec autant de talent, de justesse et d'authenticité que Muriel Barbery. Ce roman est en effet un vrai délice de sensations, une ode à la cuisine, un savoureux poème. Avec un art du contrepoint savamment dosé (le héros est vu, dans un chapitre sur deux, par son entourage, femme, enfants, neveux, concierge, mais aussi chats et bibelots), Barbery dessine en creux le portrait d'un homme complexe, peut-être passé à côté de l'essentiel de la vie, mais, en dépit de son égoïsme apparent, d'une incroyable générosité. Le style est véritablement travaillé, volontairement recherché, mais c'est ce qui fait tout le charme de cette oeuvre, qui entrouvre pour nous les portes du temple de la critique gastronomique. Ce livre se dévore au sens propre, et nous fait replonger, avec le héros, dans les délices de notre enfance, la cuisine de nos grand-mères, la découverte du monde par le biais des saveurs et fumets. Et l'on suit avec plaisir et intérêt les souvenirs du vieil homme, qui touche presque au but à la fin de chaque chapitre ; et puis, non, déception, ce n'est pas encore cela. On s'approche, petit à petit et comme sans s'en apercevoir, de cette saveur incomparable, qui pourrait bien être une gourmandise, précisément. Et tout le talent de ce roman est de nous faire retrouver, à nous aussi, notre "rosebud", notre madeleine de Proust, souvent un mets humble et d'une simplicité renversante, et pourtant, pourtant...
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