Ce recueil de nouvelles, composé de quatre récits très différents les uns des autres et rédigés à plusieurs années d'intervalles, affiche néanmoins une relative unité, ne serait-ce que par le dépaysement géographique qu'ils offrent : en effet, d'une nouvelle à l'autre, le lecteur voyage de New York au Portugal, de Saint-Malo au Mozambique, croisant au fil des pages un poète, un soldat, un négociant, des clandestins et des esclaves qui, tous, nous montrent la face la plus sombre de l'humanité.

     La première nouvelle, "Sang négrier", commence par l'évasion de cinq esclaves noirs, achetés en Afrique et destinés à être vendus aux États-Unis par un trafiquant français, contraint de faire une escale à Saint-Malo avant de gagner l'Amérique ; les esclaves fuyards se dispersent à travers toute la ville, affolant la population, et l'armateur du navire décide, accompagné de quelques matelots et d'habitants, de se lancer dans une véritable chasse à l'homme. Mais le héros de cette nouvelle est loin d'imaginer qu'il paiera toute sa vie chaque goutte du sang d'esclave versé durant cette funeste nuit...

      Le deuxième récit, "Gramercy Park Hôtel", nous emmène à New York, où un vieux juif agressé dans la rue par une bande de voyous se remémore, peu avant de mourir, son amour démesuré pour Ella, il y a des années de cela, livrant une jolie méditation sur le temps qui passe, la nécessité de jouir de l'instant présent ou le souvenir.

      Quant aux deux dernières nouvelles, elles prennent en grande partie place sur le contient africain, avec un Colonel Barbaque allongé dans une pirogue glissant au fil de l'eau, prétexte à une évocation de ses combats passés, et quatre amis portugais qui se racontent diverses histoires, et plus particulièrement un récit de trafic d'esclaves qui tourne au drame.

     Autant de destins croisés qui nous invitent à une réflexion sur la complexité de l'âme humaine, entre noirceur et générosité, entre passion et violence sanguinaire, entre tolérance et cruauté.

 

     Laurent Gaudé, récompensé en 2004 par le Prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta, nous entraîne avec ce court recueil de nouvelles dans un voyage effréné à travers les siècles et les continents, s'attachant à des thèmes récurrents dans son œuvre, tels la Première Guerre Mondiale, la peinture d'une Afrique rongée par la violence et l'appât du gain, la malédiction, la conscience du temps qui passe ou encore la part sombre des hommes.

      Comme à son habitude, Laurent Gaudé nous plonge avec brio dans ses histoires, grâce à son talent de conteur et à son style à la fois simple et poétique, sobre et non dénué de souffle épique par moments, et même si ce recueil s'avère inégal (notamment parce que la deuxième nouvelle, celle qui se passe à New York, manque d'originalité et de profondeur, et ne présente aucun lien avec les autres récits), on se laisse emporter avec plaisir par le rythme de la narration.

      Bien loin de nouvellistes comme Maupassant, Tchekhov ou Zweig, Gaudé ne cherche pas à brosser le tableau d'une société, à nous surprendre ou à nous faire sourire par une chute soigneusement préparée ; tout son talent consiste à bâtir en quelques pages un univers à mi-chemin entre le mythe et la réalité, entre l'inconnu et le familier, entre l'Afrique et l'Europe, puisque trois de ces nouvelles sont précisément construites autour de la rencontre de ces deux continents.

      Avec ses personnages dévorés par les regrets ou les remords, Gaudé parvient à leur donner une étonnante proximité avec le lecteur, malgré leur éloignement géographique ou temporel, si bien que l'on ne peut s'empêcher, à la lecture de ce recueil, d'être finalement renvoyé à soi-même, à ses propres déceptions et à sa propre nostalgie.

      Et même si l'ultime nouvelle, celle qui donne son nom à l'ouvrage, se révèle terriblement frustrante, pour une raison que je vous laisse découvrir, et constitue un pied-de-nez facétieux au lecteur et au genre littéraire de la nouvelle telle qu'on la conçoit habituellement, elle a néanmoins le mérite d'ouvrir un champ presque illimité à l'imaginaire de chacun, ce qui n'est somme toute plus si courant, de nos jours.    3,5 étoiles

 

Voir aussi Le soleil des Scorta et La mort du roi Tsongor, de Laurent Gaudé

Retour à l'accueil